En cette fin d'année - et de décennie - l'actualité et la mémoire se croisent autour de quelques images, révélatrices de la façon dont évolue la «question d'Europe». L'effet en est plutôt discordant. C'est l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui semble vérifier l'avancée vers un avenir «post-national», même au prix de compromis en matière de démocratisation et d'extension des droits. Mais c'est aussi la dérive raciste des opinions publiques, dont la «votation des minarets» est le signe (justement parce que la Suisse, qui n'est pas officiellement membre de l'UE, nous renvoie notre image en miroir). A quoi il faut associer le bilan équivoque des vingt ans de réunification du continent européen. Rien de simple, rien d'homogène, rien de fatal. Mais une question lancinante : qu'est-ce qui l'emporte aujourd'hui, des premiers pas d'une nouvelle citoyenneté ou des régressions identitaires ? Les réflexions que je propose sont assez pessimistes. Mais elles veulent suggérer qu'il y a toujours plus de possibilités d'évolution, ou de bifurcation, qu'on n'imagine à l'avance.
Revenons à 1989. Pour la moitié de l'Europe ce fut une vraie révolution : ouverture des frontières, renversement d'une machine de pouvoir, transformation des rapports sociaux, mutation des discours, souvent à l'initiative des citoyens eux-mêmes. La définition de Lénine : «ceux d'en haut ne pouvaient plus gouverner, ceux d'en bas ne voulaient plus être gouvernés» comme avant, s'y applique parfaitement. Mais cette révolution n'a pas été perçue de la même façon de l'intérieur et de l'extérieur. Et ses suites n'ont rien fait pour lever les quiproquos. En témoigne une difficulté persistante à traiter les «nouveaux membres» de l'Union sur un pied d'égalité, jouissant des mêmes capacités que les «membres fondateurs», et une tendance symétrique des nations d'Europe de l'Est à agir comme des forces réactives, en quête de perpétuelle reconnaissance. Ce malentendu est d'autant plus étrange que, à beaucoup d'égards, les transformations du paysage politique d'un bout à l'autre de l'Europe procèdent des mêmes causes et conduisent aux mêmes clivages (de moins en moins réductibles, il faut bien le dire, aux notions anciennes de droite et de gauche).
Pour une part essentielle, ces anamorphoses procèdent de l'effet cumulé des idéologies de guerre froide et de la mondialisation économique. Les révolutions de l'Est n'avaient rien à voir d'essentiel avec la généralisation du marché, a fortiori avec l'aspiration à un individualisme débridé. Elles réclamaient l'indépendance nationale, le pluralisme idéologique et les libertés publiques. Mais la reconversion des nomenklaturas au rôle de courtiers du capitalisme transnational, l'obsession de la menace russe et la perception de la fin de la guerre froide comme victoire absolue des principes du libéralisme économique ont conduit à privilégier l'alliance militaire avec les USA, et à reproduire le modèle de subordination de l'Etat au marché qui apparaissait comme le plus «occidental». Il y avait peu de chances pour qu'il en aille autrement puisque, dans le même temps, les Etats qui avaient développé le «modèle social européen» (résultat de toute une histoire de luttes de classes, de guerres et de reconstructions, de colonisations et de décolonisations, mais aussi réponse au défi communiste), étaient en train de le démanteler. La réunification de l'Europe a donc coïncidé avec l'adoption d'un agenda de dérégulation et de privatisation généralisée, dont la consécration juridique a certes échoué avec le retrait du traité de 2004, mais qui s'est poursuivi continûment dans les faits.
La leçon qu'on peut en tirer est en particulier celle-ci : alors que les «Européens» ont tendance à voir leur histoire comme endogène, une pièce dont ils seraient les seuls acteurs (ce qui veut dire aussi qu'ils se la représentent comme la confirmation d'une identité, l'aboutissement d'une aventure collective, et la réparation des blessures mutuellement infligées), cette histoire est largement commandée d'ailleurs. Elle ne se déroule pas en Europe, mais dans une province du monde, dont l'autonomie est de plus en plus relative. C'est vrai du point de vue des rapports de forces sociales comme du point de vue des ressources ou des influences culturelles. Parmi les conséquences de cette évolution vers un néolibéralisme en partie inavoué, deux sont notables, dont il ne faut pas confondre les logiques, mais dont la superposition contribue à faire aujourd'hui de la xénophobie un facteur déterminant de la politique en Europe.
La première, c'est que la classe ouvrière (au sens large, oscillant entre le salariat et le précariat) confrontée à la dévastation du cadre de vie, au démantèlement de la sécurité sociale, à l'anéantissement des perspectives de qualification, à l'extension et à l'institutionnalisation du chômage, à la compression des revenus, tend à identifier la défense de son statut - dont ne subsiste plus, bien souvent, que le souvenir chargé d'amertume - avec l'exclusion des migrants. Leur arrivée et leur installation permanente, génération après génération, symbolisent le caractère irrésistible de la mondialisation capitaliste. Comme si, dans la décomposition de cette citoyenneté qui avait eu pour cadre l'Etat national-social, et en l'absence d'alternative crédible, la fétichisation de la forme nationale et la conversion de l'étranger en ennemi pouvaient conjurer la disparition du contenu social.
Le deuxième phénomène est tout autre : c'est la confiscation de la politique en Europe par les gouvernements et notamment ceux des Etats-nations (relativement) les plus puissants, comme l'Angleterre, la France et l'Allemagne. Paradoxe, certes, quand on applaudit au renforcement des pouvoirs de Strasbourg et que beaucoup des normes dont dépendent l'environnement, les activités professionnelles, les programmes de formation, les recours juridiques des citoyens européens, sont élaborées sur une base quasi fédérale. Risque majeur, en réalité, au moment où l'entrée des cycles économiques dans une phase d'incertitude sans fin prévisible appelle d'urgence, en matière de contrôle des opérations financières et de relance des investissements, des initiatives continentales qui seront inapplicables sans soutien populaire et sans légitimité transnationale. Cette confiscation s'explique par le fait que la classe politique et administrative qui se distribue entre les lieux du pouvoir postule toujours «l'ignorance du peuple» et n'a d'autre horizon que sa propre reproduction. Mais il s'agit aussi d'une sorte de hold-up celui qu'ont opéré les gouvernements en mettant à profit l'élargissement, et en détournant le sens des résistances à l'internationalisation libérale.
L'effet combiné du désespoir des classes populaires (prolongé par l'inquiétude des classes moyennes, alors que triomphe l'insolence des nouveaux riches) et de la stratégie auto-immunitaire des gouvernants, c'est qu'il n'y a plus de pouvoir «constituant», pas même vraiment de pouvoir «législatif» en Europe. Etatisme sans Etat, avais-je proposé naguère. Mais c'est aussi que le discours nationaliste envahit tout, comme l'illustre la manipulation française du «débat» sur l'identité nationale. L'autre essentiel, non «européen» ou non «chrétien» (figure fantasmatique, mais que portent des individus réels, cibles désignées à la violence) est l'obsession la plus visible. Mais ne nous y trompons pas, la xénophobie vise l'étranger en général. Elle vise la différence. A beaucoup d'égards le racisme anti-immigré ou antimusulman n'est que l'extension d'une méfiance fondamentale qui ne s'avoue pas comme telle envers le voisin, envers le déviant - si tant est qu'on puisse tracer ici des lignes de démarcation nettes.
Cela veut-il dire que nous vivons la fin du projet de dépassement des nationalismes ? En tout cas c'est la fin de son utopie. Mais, dira-t-on, faute d'utopie, l'Europe se désagrège. A moins que des citoyens, formant comme un parti ou un réseau à travers les frontières, ne s'engagent dans une longue marche pour la reconstruction de ses perspectives - sorte d'utopie sans utopisme, dénuée de toute illusion sinon de tout objectif. A part «l'hypothèse communiste», qui résout tout d'un coup, les formulations auxquelles on pense oscillent évidemment entre l'inaccessible et le bien connu : lutter contre le monopole des politiciens et des experts ; rendre à la représentation populaire sa capacité de contrôler les gouvernants et de forger des alliances à tous les niveaux de l'institution politique ; inventer des modes de production, des systèmes de sécurité sociale et d'emploi qui soient fondés sur la circulation des individus et la priorité des biens communs ; faire reculer la xénophobie, en commençant par une campagne internationale pour les droits civiques et la reconnaissance des minorités ; imaginer une éducation publique qui restaure l'égalité des chances, généralise la traduction des idiomes et la mobilité de tous les étudiants... En bref, démocratiser la démocratie et prévenir autant que possible les stratégies d'innovation du capitalisme, qui s'élaborent dans notre dos.
Peut-être est-ce l'affaire d'une génération plutôt que d'une décennie. Surtout, il y faudrait des mots nouveaux, mieux articulés aux résistances et aux révoltes, comme aux aspirations générales de la société, dont la rencontre fait les révolutions historiques. L'idée même cependant ne peut trop attendre. On a vu d'autres constructions politiques s'écrouler, d'autres civilisations décliner au détour d'une crise mondiale. N'en est-ce donc pas une ? «Reprise» des marchés ou pas, il semble bien que oui. Retrouver cet article sur Libération.fr
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